wade bekerley ≈ tom hiddleston

« Qu'est-ce qui est terrible ? »

Je pose la question alors que je viens juste de passer la porte. Deux de mes collègues sont assises autour d'une table en train de discuter autour de ce qui doit être, d'après l'odeur, des cafés bien noirs. Je referme la porte derrière moi alors qu'elles tournent au même moment leurs visages vers moi. J'y vois se peindre un soupçon de surprise.

« Oh bonjour Wade. Tu n'as pas entendu ?
-Non. Entendu quoi ? »

Je fronce les sourcils, m'approche un peu. Je ne saisis pour le moment pas du tout de quoi elle parle. Elle se dandine un peu sur sa chaise, visiblement mal à l'aise et il me semble qu'elle pâlit un peu.

« Une étudiante s'est suicidée... » elle avoue finalement.

Les mots résonnent dans mon esprit, se cognent contre les parois de mon crâne. Et cela réveille tout. Aussitôt, cela réveille tout. Je cligne plusieurs fois des yeux, ma bouche s'entrouvre sous le choc.

« Quoi ? » je parviens finalement à murmurer la voix quelque peu tremblante.

J'ai dû mal entendre.

« Lindsey Baker. »

Un poids dans mes entrailles.

« Tu la connaissais non ? »

Je tourne mon regard vers mon autre collègue.

« Elle n'était pas dans ta classe en début d'année ?
- Oui... Elle a assisté à quelques cours mais n'a pas continué, je n'ai jamais su pourquoi... »


J'aperçois la silhouette de Lindsey dans le couloir et je l'appelle. Elle ne s'arrête et je dois me faufiler entre les étudiants pour pouvoir la rejoindre et non pas lui barrer la route puisqu'elle continue de marcher mais marcher à côté d'elle.

« Bonjour Lindsey.
- Bonjour Wade. »

Je demande à tous mes élèves de m'appeler par mon prénom.

« Je ne t'ai pas vue en cours ces derniers jours. Que se passe-t-il ?
- Oh hum... Je ne vais continuer.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Disons que ce n'est pas mon truc.
- Allons, tu ne peux pas dire ça. Il suffirait que tu...
- Non. Je vous assure ce n'est pas pour moi mais merci. C'était cool. »

Sur quoi elle accélère le pas et moi je m'arrête, la suivant simplement du regard, sincèrement perdu, ne comprenant pas ce revirement de situation on ne peut plus soudain.


« Est-ce que... On sait pourquoi ? Elle a laissé quelque chose ? »

Le demander me tord un peu plus les entrailles. Mes collègues s'observent un instant en silence avant de me répondre.

« D'après ce que j'ai entendu dire, elle aurait laissé un mot juste pour dire qu'elle allait hum... Mettre fin à ses jours mais pas de raison particulière. »

Quelque chose cloche, me gêne.

« Je ne saisis pas... Pourquoi laisser un mot pour prévenir ?...
- Parce qu'il n'y a pas de corps Wade.
- Pardon ?
- Il y avait juste le mot. Lindsey, elle, a disparu. Je pense que c'est mieux comme ça.
- Pourquoi ?
- Tu imagines ? Rentrer chez toi et trouver quelqu'un qui s'est tué ? »

Nul besoin d'imaginer...


Il y a ce moment de flottement. Ce bref moment de réalisation alors que je me tiens sur le pas de la porte de la salle de bain. Cet instant où tout se fige alors que je vois William dans la baignoire. Cela ne dure sans doute que quelques secondes mais moi, j'ai l'impression que cela dure une éternité et, quand mes pas m'emmènent enfin jusqu'à la baignoire, j'ai l'impression de mettre un temps fou à y arriver alors que je hurle, que j'appelle à l'aide Kate, ma petite amie, qui se trouve au rez-de-chaussée.

« Non, non, non... » je répète encore et encore alors que je me retrouve à genoux près de la baignoire et que je plonge mes mains dans l'eau glacée et rougie par tout le sang qui s'y est mélangé. « Tu me fais pas ça... Tu me fais pas ça... »

Et je tire. De toutes mes forces je tire pour le sortir de l'eau. Je tombe à la renverse, le corps de William sur le mien et je nous fais rouler sur le côté pour réussir à le mettre sur le dos. Une partie de mon cerveau ignore et la couleur de sa peau et sa température.

« Qu'est-ce-qui se passe ?! »

Kate qui vient d'arriver à l'étage. Je ne la regarde pas.

« Appelle les secours !
- Oh mon dieu Wade... »


« Wade ? Est-ce que ça va ? »

Je cligne des yeux, reporte mon attention sur le présent et tente tant bien que mal de m'éloigner des souvenirs qui commencent à se faire très, très pressants.

« Non... » je murmure tout bas. « J'ai besoin d'air... »

Je tourne les talons et quitte la pièce sans me retourner. Je m'avance dans les couloirs sans plus voir les gens autour de moi. La tête me tourne, je manque vraiment d'air, j'ai l'impression que je vais tomber. Je parviens tant bien que mal, davantage comme un automate que comme un être humain, à rejoindre l'extérieur. Je m'avance jusqu'à trouver un arbre contre lequel je pose le front, auquel je peux me tenir. Je ferme les yeux, des yeux qui se remplissent de larmes au fil des secondes.


Un, deux, trois, quatre, cinq... Jusqu'à trente. Je souffle. Un, deux. Je reprends les compressions. J'ai lu ça quelque part, je ne sais plus où. Jusqu'à trente et je souffle encore deux fois. Cette fois-ci, cependant, je ne reprends pas les compressions. A travers mes larmes, j'observe William qui est d'une terrible pâleur. Je pose doucement ma main sur son front et frissonne. Mes prunelles glissent jusqu'à ses poignets, grossièrement tailladés en profondeur qui ne saignent plus. Ils ne saignent plus parce qu'il n'y a plus de sang... Je pose mon front contre le front froid de mon jumeau. En fait je l'ai su... Je me suis senti mal plus tôt dans l'après midi et j'ai ignoré cette sensation. Je l'ai ignorée et si je ne l'avais pas ignorée... Si j'avais écouté mon instinct et mon cœur...

« Ils arrivent. »

Je ne réponds rien.

« Wade ?
- Il est froid... » je termine par dire la voix tremblante sans pour autant relever mon visage.

Mes mains s'accrochent à mon jumeau.


Mes doigts tremblants s'accrochent à l'écorce de l'arbre avant de glisser sur mon poignet pour y frôler la cicatrice qui y trône depuis tant d'années maintenant...


Le mimétisme. Les mêmes gestes qu'il a probablement eus lui aussi. La brève hésitation alors que je suis assis dans l'eau froide de la baignoire, alors que le cutter n'est qu'à quelques millimètres de la peau de mon poignet. La peur de la douleur bien sûr puis lui, qui se tient debout près de la baignoire et qui m'observe. Je le vois son regard triste mais c'est pourtant bien le fait de plonger mes prunelles dans les siennes qui me décide. Parce que vivre sans lui m'est intolérable, parce que j'ai perdu la moitié de moi-même et que je préfère ne plus vivre du tout plutôt que de ne vivre qu'à moitié, plutôt que de vivre avec cette plaie béante au milieu de mon cœur qui me fait mal un peu plus chaque jour. Quarante-trois jours passés sans lui, quarante-trois jours de trop. J'enfonce la lame, laisse échapper un cri car la douleur me surprend. J'ignore comment je parviens à l'ignorer et réitérer le geste sur l'autre poignet mais je le fais et me laisse aller. Il vient se mettre à genoux près de la baignoire. Je penche doucement la tête sur le côté pour le regarder. Je me vois dans ses yeux.


Je me laisse tomber dans l'herbe et m'adosse contre l'arbre. J'essuie doucement mes larmes et prends de profondes respirations pour me calmer tout en récitant à voix basse des noms de rues que je connais. Vieille habitude que j'ai gardée de ces mois passés interné bien que beaucoup d'années aient passé depuis. Certaines choses ne changent cependant jamais malgré les années. La douleur de certains, trop profonde et trop constante pour qu'ils puissent envisager autre chose que la mort comme porte de sortie. La fragilité de l'équilibre d'une existence qui est mise à mal quand des événements terribles font de nouveau basculer dans l'obscurité. La terrible force que possèdent les fantômes du passé qui reviennent nous hanter dès que l'occasion se présente. Et la crainte, enfouie, qu'on ne parvienne pas à garder la tête suffisamment hors de l'eau pour continuer à vivre.